Rôle de la fortification face à la révolution des affaires militaires (G.-A. Chevallaz)

par le Colonel EMG Dominique Andrey

Ce texte a été rédigé en 1999 et publié dans SOGAFLASH, journal de la SSOAF- Société suisse des officiers d’artillerie et des troupes de forteresse

Problématique

Les réflexions stratégiques actuelles privilégient la “projection de puissance” dans le cadre d’options politiques s’appelant “maintien de la paix”, “protection d’intérêts vitaux” ou “respect d’accords de défense”. Il faut bien reconnaître qu’une telle option stratégique est réservée à un cercle fermé de pays ou d’alliances qui ont à la fois la volonté et la capacité de projeter avec succès leur puissance à l’extérieur de leurs frontières.

D’aucun y discerne un glissement vers une conception de la guerre qui pourrait se limiter à une palette d’opérations de police avec des moyens sophistiqués, et qui en oublierait ce qu’elle a été au fil des siècles.

C’est, de fait, une stratégie “du fort au faible”. Elle n’a d’ailleurs pu émerger qu’après l’effondrement du bloc soviétique. En effet, quel que soit le conflit, l’opposition de deux alliances militaires majeures ne pouvait auparavant qu’entraîner une implication réciproque, cette confrontation débouchant inévitablement sur l’impasse stratégique que constituait la dissuasion nucléaire, “une telle guerre ne devant pas être livrée puisqu’elle ne pouvait pas être gagnée”.

Si les analyses géopolitiques du moment donnent les clans des “forts” ou des zones supranationales réputées stables, il serait présomptueux d’oublier les revirements politiques aussi brusques qu’inattendus dont l’Histoire du monde est jalonnée. Aucun pays ne peut avoir la prétention d’être définitivement à l’abri d’une agression et de ne jamais se trouver impliqué dans un conflit de haute intensité sur son propre territoire. Il serait alors condamné – dans un premier temps du moins – à une stratégie purement défensive.

Le symbole même de la défensive et de la protection a toujours été, au cours de siècles, la fortification. L’architecture militaire est même souvent le seul vestige tangible – aux côtés de l’architecture religieuse – de civilisations disparues.

Cependant, nombreux sont ceux qui estiment que le combat moderne se mène exclusivement par la mobilité et que la fortification est désormais à ranger au musée des antiquités. Mais puisqu’on se trouve dans une phase de “révolution dans les affaires militaires”, il est raisonnable de se demander si l’art de la guerre a suffisamment changé pour qu’il faille faire une impasse définitive sur ce paramètre de stratégie.

Influence de la fortification sur la pensée militaire

A l’origine, la fortification servait essentiellement à la protection des gens et des biens. Les bourgs fortifiés permettaient aux populations des campagnes de se réfugier pendant le passage des armées ou des bandes ennemies. Sans remonter aux bibliques murs de Jéricho, nombreux sont les exemples médiévaux en Europe occidentale qui ont laissé des traces architecturales ou urbanistiques. La stratégie s’axait donc sur la mise en sûreté des populations et d’une partie de leurs biens, la conduite des opérations se limitant pour l’essentiel à des combats de rencontre.

Avec l’apparition et le développement de l’artillerie, dès le XVIème siècle, une contrainte nouvelle s’impose aux armées en campagne : il faut utiliser des routes ayant une capacité portante suffisante pour garantir le passage de lourds convois. La stratégie défensive s’oriente donc vers la construction de fortifications maîtrisant ces axes et surtout les points de passage obligé. On constate alors la construction de forteresses situées hors du tissu de peuplement. Du côté de l’assaillant, la stratégie de conquête s’en trouve modifiée : il faut d’une part éliminer ces obstacles, et d’autre part détruire ces symboles du pouvoir ; c’est l’émergence de la guerre de siège et de position.

Au XIXème siècle, des armées plus nombreuses et plus mobiles peuvent se permettre à la fois de fixer les garnisons et de les contourner. Il faut donc multiplier le nombre d’ouvrages de fortification (forts d’arrêts et forts détachés) qui, en combinant le feu d’une artillerie devenue plus performante, pouvant interdire tout mouvement dans une vaste zone. Ces forts deviennent également, pour le défenseur, les môles d’encrage et les pivots des manœuvres de riposte et de refoulement de l’adversaire.

Les expériences accumulées durant la guerre de 14 – 18 laissent croire aux stratèges des années 1920 que le feu et l’abri sont devenus déterminants sur-le-champ de bataille, et que la mobilité n’est plus possible qu’à une échelle restreinte. On en vient donc à “sacraliser” les fronts fixes et à les ériger en murailles permanentes, les lignes fortifiées. Il en découle, dans nombre de pays, une doctrine stratégique basée sur l’attentisme et l’amas de forces à l’abri du rempart linéaire.

La défense basée sur une ligne fortifiée présente par ailleurs l’inconvénient de devoir définir à priori la limite avant du dispositif militaire, et empêche de ce fait une flexibilité politique et stratégique dans la détermination de la “frontière”.

L’irruption sur-le-champ de bataille, au début de la deuxième guerre mondiale, du binôme char – avion bouleverse cette conception, puisqu’il crée une profondeur opérative que même l’artillerie n’avait pu atteindre jusque là.

L’échec apparent des systèmes linéaires de défense entraîne une réorientation des doctrines stratégiques, privilégiant une manœuvre aéroterrestre très mobile et l’abandon de la notion de fortification permanente. De manière étonnante d’ailleurs, il y a dès le milieu des années 1950 une sorte de dichotomie au sein de la stratégie militaire, puisque les corps de bataille ne disposent plus d’aucune protection valable contre le feu alors que l’arme nucléaire a fait son apparition dans les plans d’opération ; cela démontre bien que la stratégie nucléaire relève plus d’un concept de dissuasion que d’une véritable volonté d’emploi.

L’exemple le plus récent de renforcement du terrain dans le cadre d’une opération remonte à la guerre ONU – Irak de 1991 où les forces alliées eurent à surmonter des fossés et des barrières antichars. Ceci ne peut cependant pas être assimilé à de la fortification, la conception technique sommaire, la disposition dans un terrain trop ouvert et l’absence de troupes défensives n’ayant créé qu’une faible valeur de retardement à la manœuvre mécanisée.

Cette opération fut par contre le théâtre de la première mise en œuvre de moyens “révolutionnaires” dans la conduite de la guerre.

Les paramètres et limites de la “révolution dans les affaires militaires”

La notion de “révolution dans les affaires militaires (RMA)” – terme apparu d’ailleurs ultérieurement – remonte au début des années 1990. Elle reflète d’une part la volonté politique de mener la guerre avec “zéro mort” dans son propre camp, et d’autre part la capacité à faire profiter le champ de bataille terrestre de la course technologique aux armements qu’avait constituée, dans les années 1980, la fameuse “Initiative de défense stratégique” (dite aussi “Guerre des étoiles”).

Il s’agit en fait, de l’assemblage de nouvelles technologies. Cette “révolution” – qui est en réalité une “évolution” – met en valeur quatre aspects principaux :

  • dans le domaine “observation”, il devient possible de détecter avec précision (satellites, drônes, radars terrestres ou aéroportés, …) et en temps réel tout ce qui se passe dans la profondeur du théâtre d’opération;
  • dans le domaine “feu” les armes (missiles guidés, missiles de croisières, …) ont une portée accrue et une précision en constante amélioration; on se prend à parler de “frappes chirurgicales”;
  • dans le domaine “protection”, les forces armées se sentent à l’abri sous un bouclier d’armes antiaériennes et antimissiles de plus en plus sophistiquées;
  • dans le domaine “communication et commandement” – et c’est là que l’évolution est la plus marquée – il devient possible de rassembler, de compiler, de composer et d’échanger en temps réel et à tous les échelons l’ensemble des informations nécessaires à la conduite du combat.

La conséquence majeure de cette constellation de moyens est que la bataille peut se dérouler simultanément dans toute la profondeur, sans qu’il n’y ait de contact direct entre les adversaires. Il devient donc difficile – voire impossible – de rassembler des réserves opératives, de faire prendre position à l’artillerie où de déplacer des convois mécanisés ou logistiques. Ces nouvelles technologies créent une sorte de paralysie du chant de bataille ; le principe même du combat mécanisé doit être remis en question, du moins pour celui qui est infériorisé.

Il y a toutefois lieu de se demander pourquoi – mis à part le maintien d’une capacité d’intervention dans les conflits de basse intensité – les puissances militaires qui disposent d’une telle capacité persistent à entretenir des formations très traditionnelles. Est-il nécessaire de concevoir de nouveaux chars de combat ?

Lors de l’apparition de l’arme atomique, les Américains ont eu, durant quelques années, un avantage stratégique indéniable; l’équilibre à l’échelon nucléaire ayant été atteint par les Soviétiques, il fallut bien envisager de redescendre dans l’échelle des forces pour mener des opérations ne débouchant pas sur un match nul. De même, avec la révolution technologique actuelle, qu’en sera-t-il lorsque le conflit opposera deux puissances disposant des mêmes capacités ? L’affrontement deviendra-t-il purement virtuel ou ne devra-t-on pas finalement en découdre sur le terrain, au contact ?

On peut d’ailleurs se poser la même question si l’écart technologique entre les belligérants est trop important : à quoi servirait une salve initiale visant à paralyser tous les systèmes de commandement s’il n’y a pas de cibles concrètes à atteindre, s’il n’y a pas de masses mécanisées à frapper ?

La fortification, élément de dissuasion stratégique et de flexibilité opérative

La première réponse stratégique du “faible” au “fort” va consister à obliger l’adversaire à chercher le contact sur le terrain, anéantissant par là le premier fondement de la RMA, à savoir la guerre “propre”, à distance, générant “zéro mort”. Il faut donc éviter que les frappes initiales ne réduisent à néant toute capacité de commandement et de riposte et ainsi forcer l’adversaire à traiter le problème de manière immédiate et plus concrète.

Cet objectif peut être atteint par la dissémination et la protection des structures de commandement et des troupes. En construisant des ouvrages de commandement fixes et fortifiés, on évite aux organes de conduite des mouvements que les mesures de détection et de frappe adverse auraient tôt faits de repérer et de combattre. La multiplication de ces sites de commandement assure par ailleurs une redondance au système, ce qui diminue fortement l’efficacité de l’attaque; en effet, il s’avère difficile de garantir la destruction simultanée et suffisante de nombreuses cibles fortifiées et de petite dimension.

La même réflexion peut être menée pour la dissémination et la protection des troupes, véhicules et armements.

Un autre élément prêchant en faveur d’une infrastructure fixe de commandement réside dans la protection, le maillage et la sécurité du réseau de télécommunication. Les liaisons sont à l’abri tant des bombardements que des interférences (brouillage ou pénétration). Elles assurent ainsi une pérennité au commandement et une facilité d’accès à des réseaux intégrés d’information.

La capacité de “survie” aux frappes technologiques constitue un premier argument stratégique qui vise à une certaine dissuasion.

Dans un second temps, si l’assaillant est forcé à intervenir sur le terrain, il ne faut pas oublier qu’il faut donc chercher également à paralyser ses forces terrestres. On eut obtenir un tel effet en fortifiant tous les passages obligés, soit par des constructions, soit par des destructions. Les forces de défense n’étant pas sen mesure de se déplacer de manière significative, ces ouvrages fortifiés doivent être préparés de manière permanente; ils doivent également couvrir toute la profondeur du théâtre d’opération, afin de ne pas tomber dans les inconvénients des lignes fortifiées. On obtient de ce fait un découpage du terrain qui, lorsqu’il est activé, empêche toute manœuvre de l’adversaire. L’activation séquentielle du maillage fortifié assure la flexibilité opérative du système de défense.

L’assaillant étant “encagé”, le problème se pose de sa neutralisation par le feu. L’artillerie mécanisée ayant une portée trop limitée, elle ne peut s’approcher de la zone des combats sans courir le risque d’être détectée et anéantie. Il faut donc utiliser des sources de feu pré positionnées et qui ont résisté aux frappes initiales. Seules des batteries fortifiées d’artillerie sont à même de pouvoir réagir dans des délais opportuns et avec une densité de feu suffisante.

Un dispositif préparé, fortement maillé dans la profondeur, constitué d’obstacles et de positions d’armes fortifiées offre donc des chances raisonnables d’entraver la manœuvre de l’assaillant et de regagner une certaine parité opérative.

Quant à la troisième phase, celle du contact direct, où l’assaillant doit être anéanti, elle se déroule toujours sous la menace du repérage et des armes de précision à longue portée. Il est donc peu réaliste de vouloir y engager des formations mécanisées, si ce n’est pour des actions sur une courte distance et en petites unités. Des formations d’infanterie, fortement dotées en moyens antichars et antiaériens à courte portée, sont à même de mener un combat de harcèlement contre les blindés adverses privés de leur nécessaire espace de mobilité ou contre des troupes aéroportées ne pouvant plus réaliser une jonction terrestre.

La cohérence du raisonnement nécessite que ces formations aient résisté aux premières phases de combat. Elles doivent donc disposer, dans le maillage du terrain évoqué plus haut, d’ouvrages de protection en quantité suffisante, pour les personnels, les armements et les véhicules.

Conclusions

On débouche donc, malgré la “révolution dans les affaires militaires”, sur trois paramètres intemporels et essentiels au succès d’une stratégie de défense :

  • la capacité de protéger la troupe et les structures de commandement;
  • la force d’arrêter le mouvement adverse;
  • l’aptitude à anéantir l’adversaire immobilisé.

La fortification permanente offre à un défenseur, dans le cas d’un conflit de haute densité, le maximum d’atouts pour contrecarrer avec succès la supériorité technologique de son adversaire, et elle occupe donc encore une place qu’il ne faut pas négliger dans l’éventail des possibilités stratégiques.

Avec autorisation de l’auteur du 14 avril 2004